17 février 2020

« L’individualisme comme carburant du collectif d’artiste » / Billet d’humeur

Mardi 23 juillet 2019, j’étais à Lodz pour l’édition polonaise du Jazz Connective, supposé prendre part à une table ronde public intitulé « Music as a professions » qui fut finalement reportée. A la place, je fus guidé dans une petite salle calfeutrée, entourée d’une quinzaine de professionnels européens pour parler de mon parcours de musicien. Fatigue du voyage, langue de Shakespeare, bouche pâteuse et estomac vide se conjuguèrent à l’inaccoutumé de l’exercice pour rendre ce moment quelque peu inconfortable. « « A toute chose, malheur est bien » (« every cloud as a silver lining ») comme dit l’adage et ce moment m’aura donné l’occasion de me retourner sur mon parcours de musicien et d’en identifier la singularité. Partant du principe que mon parcours de saxophoniste compositeur ne constituait pas l’objet d’une discussion palpitante (les concerts et les disques sont de bien meilleurs témoignages) je décidais de proposer un focus sur le Grolektif. En effet je me suis trouvé à l’épicentre de ce collectif de musiciens lyonnais pendant quatorze ans, de ses débuts jusqu’à la fermeture du rideau au début de l’année 2019, soit quelques mois avant cette rencontre de la petite salle calfeutrée et le timing semblait idéal pour tenter une rétrospective critique.

Commençons donc par le début : l’année 2014. Une quinzaine de musiciens se retrouvent au fond d’un bar avec en tête l’envie un peu flou de faire des choses ensemble. Rapidement des envies se rejoignent et nous commençons à organiser de nombreux concerts afin de pratiquer, de se confronter à d’autres musiciens et de rencontrer un public (ou l’inverse). Une éruption originelle sincère et généreuse qui éclaboussait sur son passage, rameutant ainsi de nombreux musiciens et poussant chacun à s’investir humainement et artistiquement. On trouvait alors un nom, une bannière, et même si les contours sont encore à définir, le collectif naissait le 1er avril 2014.

Assez rapidement, l’envie de produire et de diffuser nos propres musiques arriva et avec elle la nécessité de l’argent. Ici encore la force collective fut un avantage. On collecta de l’argent ensemble qu’on investit dans le commun : premier emploi, achat d’outils administratif, bureau, mise en place d’une communication commune, etc… En 2007, soit 3 ans après la création, c’est la participation à la création et à l’activité d’un lieu de concert et de répétition, Le Périscope, qui devenait le nouveau ciment du collectif. A nouveau la force numéraire qu’offrait le collectif, rendit possible la réalisation d’un tel outil commun dont les germes étaient apparus dans le cerveau illuminé de quelques-uns (Pierre Dugelay en tête pour ne citer que lui).

A l’aune de ses dix ans, en 2013, le collectif possédait donc une structuration solide, un réseau de communication et de diffusion bien étendu et était partie prenante dans l’occupation et la gestion d’un lieu de concert et de répétition en plein développement. Le pari suivant consistait à tenter de continuer à développer notre outil de production collectif et ceci malgré la diversité esthétique omniprésente depuis la création, mais qui tendait à s’affirmer.

Finalement après plusieurs années d’expérimentations et de de tentatives de mise en commun de l’outil de production, le collectif s’arrête début 2019. Bilan : presque quinze années d’existences, un label, des groupes prolifiques et singuliers, l’organisation de 3 festivals, un lieu de travail exceptionnel, des emplois pérennes, la création d’un réseau de collectif (Collision Collective) et une bannière de ralliement pour au moins 50 musiciens toutes périodes confondues.

Mais alors pourquoi ça s’est arrêté finalement ?

Qu’est ce qui a fait que Le Grolektif n’ait pas pu résister à une énième secousse tellurique ? Et plus globalement qu’est ce qui peut fragiliser un collectif au point qu’il finisse fermer boutique ?

Aux premières années de mon expérience collective, j’ai souvent pensé que c’était le besoin d’individualisme qui nous ferait arrêter. Je trouvais même frustrant et paradoxale que bien souvent le collectif aidait au développement des carrières personnelles des musiciens qui le composait, et ne parvenait pas à maintenir sous la bannière commune les électrons les plus libres, et souvent les plus individualiste, au moins artistiquement. Mais assez rapidement j’en suis venu à penser que c’était justement ça qui nourrissait les collectifs et que la vivacité du collectif se situait dans la recherche de cet équilibre : parvenir à accompagner le besoin d’individualisme humaine et artistique tout en nourrissant l’intérêt commun. Selon moi, quand ces deux paramètres sont présents, c’est là que le collectif est le plus excitant artistiquement et humainement. Cet individualisme ne me semble pas parvenir à mettre un terme à un collectif, il le nourrit plus qu’il ne le fragilise et à mon sens il est nécessaire à la pérennité d’un collectif. Il crée des mouvements, des élans, parfois des envies ou des jalousies mais qui par répercutions sont à leur tour source de mouvements et donc de créations artistiques. Et quand ces individus partent, ils obligent les autres à se repositionner, et avec le temps à s’affirmer en tant qu’entité artistique forte, capable de nourrir à leur tour le collectif. En revanche, si dans ces moments de fragilité, le collectif ne peut plus s’appuyer sur suffisamment d’individus porteurs, capables à leur tour de définir des directions fortes, alors son existence commence à perdre du sens.

Ce sont les individualités artistiques affirmés qui font éclore les projets communs, et non l’inverse. Sans elles, vous ne parvenez pas à développer des projets fédérateurs, et sans projets, plus de collectif. Fin de l’histoire. Et c’est sans doute une bonne chose. Le collectif doit s’arrêter quand on a plus besoin de lui. J’entends par là un besoin qui va au-delà du seul outil administratif ou de production, aussi performant soit-il. On crée un collectif de musiciens pour imaginer des projets qui ferait bouger des situations culturelles trop figées, ou bien pour répondre à des envies et des manques artistiques. Ils doivent s’arrêtent quand les projets n’existent plus, que les manques sont comblés et les envies satisfaites. Sinon il risque une survie artificielle, ou seulement une existence de commodité. Pour la suite il faut savoir trouver d’autres formes capables de répondre à de nouveaux besoins.

L’exemple qui pour moi illustre le mieux ces propos est la création de la salle de concert le Périscope. Sa création était une nécessité : beaucoup de musiciens avaient besoin d’un nouveau club de concert à Lyon et de locaux de répétitions. Mais l’initiative première ont été le fait d’une petite poignée de personnes qui sont parvenu à impliquer les collectifs. Ces derniers ont permis à leur tour de fédérer sous des bannières plus larges, offert la force humaine et les premiers cadres administratifs et structurels qui ont permis au projet d’éclore. Et ils ont donné un ADN très particulier à cette salle de concert. Mais c’est le caractère égocentré et individualiste de l’envie de départ qui a permis l’implication des collectifs et la réalisation cet outil commun. Un outil qui rayonne très largement aujourd’hui et qui est utile à un nombre de musiciens bien plus important que la totalité des membres des collectifs bâtisseurs.

Pour conclure, je suis convaincu que c’est d’abord une motivation individuelle, philanthropique et individualiste qui emporte un collectif et qui l’emmène dans un projet commun fédérateur. Une fois le projet abouti (dans ce cas précis la création d’une salle de concert) il doit réussir à se projeter dans un nouveau projet commun, fruit de nouveaux individualismes. Faute de quoi il finit par se figer et devient une matière inerte, plus contraignante que transcendante, et à laquelle il faut simplement admettre une fin. Et c’est très bien ainsi. Le collectif est mort, vive le collectif. Place à la suite !

Romain Dugelay

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